26 février 2012 4 Commentaires

Saturday night fever

Week-end de garde.

 

Matinée à thème « il a 5 ans et 40° de fièvre, qu’est-ce que vous allez lui donner comme antibio? »

C’est la grippe, ma pauvre Simone, je sais bien qu’elle est tardive cette année, elle n’en nécessite pas pour autant des antibiotiques, et il te faudra patienter quelques jours avec Enzo/Lucas/Mathis qui bousillera sciemment le début des vacances avec son 39.8°, alors que la location aux 2 Alpes était réservée depuis juillet dernier,

Et dire qu’avec un peu de Clamoxyl®, tu aurais pu laisser Léo/Jules/Théo au club Pioupiou dès lundi, c’est trop bête, tu vas paumer toi aussi une journée de vacances.

Salaud de médecin, va, déjà qu’il faut attendre 24h avant d’avoir un rendez vous, en plus il te laisse agoniser le gosse, et la séance  gommage à la papaye  itou.

La matinée s’éternise, se termine à 14h, enchaînée avec la visite à l’hôpital local, puis une suture, puis un retour à l’hôpital.

17h, déjeuner, sandwich au jambon trempé dans le thé pour gagner du temps sur le goûter.

L’épidémie semble faire une sieste indécente, où s’être translatée dans les bouchons sur l’A6, vers d’autres secteurs de garde. Le silence du téléphone me laisse l’occasion de manger entre amis dans un bistrot, 3h après mon dernier repas; Bison Futé promet quelques ralentissements sur la région épigastrique en début de soirée.

20h15, la permanencière aux abois sort de son apathie, juste au moment du café gourmand.

« On aurait besoin d’une heure de consultation pour une femme de 28 ans, pour une crise de nerfs. »

Mes neurones passent en revue les épisodes précédents enregistrés dans le même registre, crise d’hystérie, alcoolisation aiguë, demande d’HDT (1), que du bonheur en général. Le rendez vous est donné 1/2 heure plus tard, le temps de finir la crème brûlée dans le mini caquelon, de faire une bise aux attablés, avant d’enfiler la cape de Superman pour aller sauver la veuve et l’orphelin enrhumé.

Devant le cabinet, un fourgon de gendarmerie. La sacoche m’identifie, mieux que la cape que j’ai laissé dans la voiture, par étourderie.

Le lieutenant me salue, m’évoque un conflit entre époux, les cris inquiétant les voisins à l’heure où l’on a envie de pouvoir se détendre devant le Plus Grand Cabaret du Monde. Il a l’air badin, m’explique que Madame est restée dans le fourgon pour se calmer un peu, pendant que Monsieur attend un peu plus loin dans sa voiture. Tout le monde se réunit en silence devant le cabinet, nous montons à l’étage, Monsieur reste en salle d’attente pendant que j’accueille Madame dans mon bureau. La maréchaussée s’efface discrètement.

Je me félicite d’avoir changé de cabinet, avec désormais une isolation phonique digne de ce nom.

Elle a 28 ans, il en a le double.

Elle est thaïlandaise, il est français.

Ils sont mariés depuis 10 mois. Ils se sont rencontrés en Thaïlande, où il va régulièrement pour son travail. Ils se sont mariés là bas, elle a tout quitté pour le suivre ici.

Dans un anglais correct mais déformé par son accent et ses pleurs, elle me raconte son arrivée ici, dans un petit village de campagne. Elle ne connait personne sauf lui.

Combien de temps ça a été, je ne saurai pas.

Actuellement, il ne veut pas qu’elle travaille, il ne veut pas qu’elle écrive à sa famille; quand il s’en va, il emmène le clavier de l’ordinateur pour qu’elle ne puisse pas s’en servir. Elle dit qu’il l’accuse de s’être marié avec lui juste pour l’argent, et retourner ensuite dans son pays. Elle dit qu’il pense qu’elle cherche à séduire d’autre hommes.

Le soir, il s’enferme dans sa chambre, et elle doit trouver un autre endroit pour dormir.

Elle me dit qu’il l’enferme dans la maison la journée, qu’il la considère comme  son esclave

Souvent quand ils se disputent, il la prend par les bras et la secoue, très fort; ça lui fait peur.

Ce soir, pour la première fois, il l’a frappé au visage, elle a cru avoir le nez cassé, elle a crié par la fenêtre, suffisamment pour déranger les voisins en plein JT de Claire Chazal.

Elle me dit vouloir divorcer mais rester en France; elle refuse un traitement pour la douleur ou l’anxiété.

Les raclements de gorge de Monsieur dans la salle d’attente me font douter du degré d’étanchéité de la porte neuve. Cela fait 45 minutes qu’elle parle sans presque reprendre sa respiration, flot continu de détresse, dont elle me dit que je suis le premier à l’entendre depuis 10 mois.

Je lui fais un certificat de coups et blessures, traces ecchymotiques violacées horizontales sur le haut des bras, laissant imaginer les doigts qui ont serré sa chair, lèvre fendue, racine du nez enflée.

Je lui explique de bien le garder, que je le garde aussi dans l’ordinateur, au cas où son exemplaire disparaitrait.

Je fais le 17, rappelle le lieutenant d’astreinte ce soir, lui demandant ce qu’il pense de la situation, si je peux les laisser rentrer tous les 2 à la maison. Il semble en avoir vu d’autres, me dit que ça ira, qu’ils lui ont fait remplir un papier pour une déclaration de mauvais traitements. En général, c’est au 2e qu’on prévient les services sociaux; sur ma demande, il n’attendra que lundi pour lancer tout de même une enquête.

Je vais chercher Monsieur en salle d’attente, c’est lui qui a la carte vitale, c’est lui qui paye la consultation.

Je lui demande si ça va aller pour ce soir, je m’excuse de l’attente, justifiant du besoin pressant de parler de son épouse.

Il me répond qu’il aurait bien besoin aussi de causer, mais regarde par terre, lointain. Je n’aurai pas sa version, ses regrets face à cette union exotique qui l’a conduit dans ma salle d’attente un samedi soir, dans le rôle du mari violent.

Il s’excuse du dérangement.

Il s’en vont tous les deux côte à côte, sans un regard ni un mot l’un pour l’autre.

22h15. J’arrive chez moi, la maison est vide; je n’ai jamais fait installer l’antenne télé, je ne pourrai même pas voir la fin de Patrick Sébastien.

Des images de rizières me traversent l’esprit. Je me demande comment on peut imaginer construire sa vie si loin de chez soi, de ses proches, de ses repères, avec pour seule bouée un presque inconnu, peut être un bourreau, moi qui ait déjà du mal à trouver un équilibre avec mon Breton.

J’espère qu’ils s’en sortiront par le haut.

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4 Réponses à “Saturday night fever”

  1. Fluorette 26 février 2012 à 11:16 #

    Triste histoire pour un samedi soir
    J’ai quelques « exotiques » dans mes patientes. Longtemps qu’elles sont là, loin de leur pays, ayant toutes épousé des bouseux sans culture et avec une vision de la femme très à l’ancienne, toutes dépressives. Ce ne sont que mes stats persos et j’aimerais savoir si parfois ça fonctionne de partir si loin, pour un type, avec cette solitude et cet isolement linguistique. Je ne suis pas partie très loin et c’est déjà difficile, je n’ose imaginer pour elles. Et dans le cas de la tienne, la violence en plus…

  2. Georges Zafran 26 février 2012 à 11:26 #

    A peu près la même histoire, elle 40 ans plus tard, lui décédé. Elle ne connait personne et ne touche pas de retraite de femme au foyer. Elle est toute maigrelette. Hospitalisée dans mon service :

    « _ Je suis désolé Docteur, je parle pas bien français.
    _ C’est pas grave, surtout il faut reprendre du poids. Vous mangez pas ce que vous apporte l’hopital ?
    _ Ah non, c’est dégueulasse !
    _ Vous voyez, vous parlez pas trop mal français finalement. »
    On s’est souri mutuellement.

  3. zigmund 26 février 2012 à 18:54 #

    sur la fin peu de commentaires à faire : super triste pas grand chose à faire à part écouter et faire le certif coups et blessures.
    le début de votre post m’a fait sourire par les prénoms et les situations choisis.
    et puis on bascule dans l’impasse sordide , les coups qui laissent des traces même sur le médecin qui écoute et tente de rester neutre.

  4. dame raoul 14 mars 2012 à 22:27 #

    j’espère surtout que tu n’auras jamais à constater le décès de cette jeune femme.

    des bises


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