Grand écart
Ça fait 4 ans que je m’occupe de Denise.
Au début, elle était chez elle, dans une maison de village, puis au foyer logement, et maintenant en maison de retraite.
Faut dire que c’était pas toujours facile, quand elle attendait que le prince de Monaco accoste au bas du foyer logement pour venir la chercher en yacht, de lui expliquer que la première côte est au moins à 500km, et qu’il avait sûrement autre chose à faire, avec des hôtesses de l’air par exemple.
Les premiers mois en maison de retraite ont été durs, pour elle évidemment, mais aussi pour le personnel de nuit, occupé principalement à la récupérer dans l’ascenseur ou les chambres de ses voisins à mélanger toutes les pantoufles.
On m’appelait souvent, pour que j’augmente les doses des sédatifs et neuroleptiques, mais Denise passait ses journées à dormir, invariablement, et ses nuits à visiter les placards des autres résidents, au cas où Albert aurait laissé un indice pour son prochain passage.
Un jour, on m’appelle pour Denise, mais pas pour le sommeil, cette fois, c’est un bras enflé. Dans l’escalier, je m’attends au diagnostic, crise de goutte, thrombose veineuse, érysipèle…
Que nenni, Denise a le bras droit qui a doublé de volume, plein d’ecchymoses, pourtant la surveillante a interdit la présence de pachydermes au sein de l’établissement comme animaux de compagnie.
J’interroge l’infirmière, visiblement gênée, qui me dit que l’aide soignant de nuit, dans un moment d’emportement, ramenant une énième fois Denise de ses déambulations nocturnes, lui a coincé le bras dans la porte de l’ascenseur.
Soit.
Il devait être passablement énervé quand même, je sais que cette situation dure, mais le bras de Denise risque de ne plus être fonctionnel pendant plusieurs jours, voire semaines si on trouve une fracture, ce qui heureusement ne sera pas le cas.
L’aide soignant en question, je le connais. C’est Jean-Louis, je suis aussi son médecin traitant. Je le vois assez rarement. Il vient me quémander un arrêt de travail de temps en temps pour un rhume ou un mal de dos. Il ne me regarde jamais en face, reste le moins de temps possible en consultation, et fait en général peu d’effort pour tenter de justifier les quelques jours d’arrêt qu’il me demande (ce n’est pourtant pas si difficile de faire semblant d’avoir mal au dos, merde!).
J’ai donc tendance aussi à abréger la consultation, grognant intérieurement de deviner la conclusion habituelle, c’est dur la nuit vous savez, on est tout seul, alors pour soulever les mamies, j’ai pas envie que ça s’aggrave…
Quelques jours après, je vois son nom sur le planning de l’après-midi. Cette fois, c’est sans tergiverser qu’il me demande un arrêt. Il s’est fait remonter les bretelles par la directrice pour l’histoire de Denise, mais faut le comprendre, depuis le temps que ça durait, et puis la retraite c’est dans 15 jours, il peut plus les voir ces vieux, s’il y retourne, ça va pas le faire, il n’arrive plus à dormir, et les migraines, et le mal de dos…
Soit.
Ce n’est pas de gaieté de cœur, mais je me dit que si ça peut épargner le bras gauche de Denise, et compte tenu que cet arrêt ne risque pas de se prolonger au delà de 15 jours, je m’en débarrasse en lui donnant ce qu’il veut, non sans avoir donné mon avis sur l’importance du choc qui a du être à l’origine des ecchymoses de Denise. Quelques bougonnements explicatifs soldent la consultation.
Quelques jours passent.
Convocation de la direction pour un directoire exceptionnel.
Une fois n’est pas coutume, une légère vapeur s’échappe des oreilles de la directrice, témoin de l’ébullition interne qui va bientôt sourdre et envahir toute la pièce.
Ce que j’avais pris pour un geste d’énervement, de ras-le-bol, n’est que l’arbre qui cache la forêt.
Après enquête, depuis des années, Jean-Louis a sa façon à lui de gérer les nuits à la maison de retraite.
Des sonnettes sont régulièrement retrouvées débranchées par l’équipe du matin, non fonctionnelles.
Parfois c’est distribution générale d’Haldol, pour que tout le monde dorme sur ses deux oreilles.
Pire, certains patients sont enfermés à clef dans leur chambre, voire dans le local à linge sale, pour ne pas risquer de se promener à des heures indues.
Des gens savaient, en on parlé, à la cadre, à la directrice de l’époque, mais Jean-Louis fait peur, il y a longtemps, après des remontrances un peu musclées, il a fait une tentative de suicide, alors pour ne pas avoir ça sur la conscience, tout le monde se tait, depuis.
Jusqu’à Denise.
Un signalement est fait au procureur de la République. Comme Jean-Louis part en retraite, et que la justice prend le chemin des écoliers, plusieurs mois se passent, sans qu’on n’ait de nouvelles de cette affaire.
La semaine dernière, branle-bas de combat. Jean-Louis, après avoir reçu sa convocation au tribunal qu’il pensait ne plus recevoir, a disparu, emmenant avec lui une bouteille de whisky, un couteau, et une carabine. Vu que la directrice à toujours la tête sur les épaule en un seul morceau, c’est pour celle de Jean-Louis qu’on s’inquiète, et en particulier sa femme, venue faire un scandale dans l’établissement, criant à qui veut l’entendre que si on le retrouve mort, les coupables seront tout trouvés.
C’est 3 jours plus tard qu’on le retrouve, dans une maison forestière, hagard, déshydraté, mais vivant, le courage ou la sobriété lui ayant manqué pour user de sa carabine.
Et sa femme de me le ramener en consultation, pour un traitement anxiolytique et antidépresseur, pour pas qu’il ne recommence avant le rendu du jugement, non mais vous vous rendez compte, après 30 ans de « bons et loyaux » services, se faire traiter comme ça, et on pourrait pas avoir un certificat pour qu’il n’ait pas a se présenter au tribunal, il est trop fragile…
Je ne sais pas si c’est comparable, mais j’ai eu l’impression d’être à la place d’un avocat commis d’office pour défendre un violeur d’enfants handicapés.
Je sais qu’on n’est pas maltraitant par hasard, que Jean-Louis n’a pas été juste inspiré par le diable, et que derrière cette violence, se cache probablement autre chose, qu’il a subi lui-même*.
J’ai probablement ma part de responsabilité, de ne pas avoir lu entre les lignes, devant ses demandes d’arrêt injustifiées, le symptôme d’un malaise plus profond, d’une inadaptation à son poste, qu’il n’a jamais fait la démarche de confier à quelqu’un.
Depuis tant d’années, il n’a jamais tenté de s’extirper de cette situation où je me refuse à croire que son statut de bourreau puisse lui avoir apporté quelque satisfaction.
Je ne vais pas revoir Jean-Louis tout de suite.
Il a pris un an ferme.
.
* La preuve par l’exemple dans un très bon billet de Maître Mo ici.
Merci pour le courage que tu as eu d’écrire ce post qui est riche d’enseignements pour moi en tout cas.
Etre plus vigilant sur la maltraitance envers les plus faibles et essayer de la prévenir en étant plus à l’écoute de celui qui peut être maltraitant sans le désirer vraiment du fait de son histoire personnelle.
J’avoue que cela n’est pas facile. Mais c’est pas après pas , expérience après expérience que nous avançons dans notre métier.
Bon courage pour la suite de ton exercice professionnel
la maltraitance il faut la pister elle s’avance sournoise
dans le cas present on se dit que tout le monde etait au courant depuis longtemps et que c’est aussi la responsabilité des autres soignants
le travail de nuit en structure pour PA est difficile a cadrer c’est mon experience perso
merci d’avoir ecrit l’histoire de jean louis j’ai deja croisé son alter ego et ça n’a pas ete facile de lui expliquer pourquoi il ne devait plus revenir travailler