25 octobre 2014 22 Commentaires

L’anguille et la corde

Il a 67 ans, mais ne les fait pas.
Il vient peu au cabinet, il n’a pas de traitement au long cours. Quelques douleurs tendineuses quand il jardine. Il gère seul ses viroses saisonnières.

Il est toujours très courtois, affiche un beau sourire et une assurance certaine en arrivant ce jour-là. A peine assis, il me tend quelques feuillets qu’il a imprimés sur internet.
Nous plaisantons sur le temps qu’il me fait gagner en venant déjà avec son diagnostic.
C’est vrai qu’à son âge, ce sont des problèmes fréquents.
Il accepte cependant qu’on précise un peu les choses. En effet, cela fait plusieurs mois qu’il se lève la nuit pour aller aux toilettes, et le débit, ce n’est plus ce que c’était. Quelques envies impérieuses, mais rarement.
C’est un problème de prostate, sans doute, il a fait des recherches. Il a même lu des choses sur la polémique du dosage systématique des PSA. Il ne craint pas plus que ça d’avoir un cancer, il veut juste un traitement symptomatique pour se lever moins souvent la nuit.
Avant de faire l’ordonnance, je lui demande s’il n’y a pas aussi des troubles de l’érection associés. Après un petit temps de latence, il reconnaît que ça aussi, ça ne fonctionne plus comme avant.

Je sens que le sujet est plus difficile à évoquer, mais peu d’hommes en parlent sans chercher un peu les mots. Je lui laisse le temps.
En creusant un peu, les troubles de l’érection sont intermittents. Il a toujours des érections matinales, mais les rapports avec sa femme sont très espacés. Elle est issue d’une famille très catholique, où l’acte sexuel n’est consenti que dans un but de procréation, alors à leur âge, forcément, c’est devenu rare, et toujours dans une ambiance glaciale teintée de culpabilité.
Il me confirme que c’est un facteur aggravant, que la prostate n’est pas la seule fautive dans l’affaire.

Son visage a changé déjà, il est plus crispé, ce n’est pas aisé de se confier sur des sujets aussi intimes. J’arrive cependant à lui faire admettre que « quand il se débrouille tout seul », il n’a pas de problème.
Pour confirmer cela, il me dit que ce n’est pas un problème de désir; cet été en vacances, il a rencontré une femme plus jeune, avec qui il a sympathisé. Il s’est mis à rêver qu’il n’était pas enchaîné dans ce couple vieillissant et guindé, dans une famille où l’on ne divorce pas. De la complicité naissante qu’il a eue avec cette femme, des goûts littéraires qu’ils ont partagés en seulement quelques après-midi. Tout ce qu’il n’a plus avec son épouse.

Il regarde par terre.
Il me dit qu’il est dans une impasse, que sa vie n’a d’autre sens que de donner l’apparence à son entourage d’un couple qui dure. Cela fait si longtemps qu’il a envie que ça s’arrête, mais il ne trouve pas de solution. Son épouse est un mur, il n’osera jamais lui parler séparation.
Il m’avoue qu’il a acheté une corde, qu’il va la voir de temps en temps, dans la grange où il l’a cachée, qu’il sait où il l’attacherait.

Les barrières ont lâché. Il pleure, sans retenue. Il s’excuse, puis pleure à nouveau. Cinq bonnes minutes. Je le laisse pleurer. Toute cette angoisse accumulée depuis si longtemps.
Petit à petit, il se calme, s’excuse vingt fois. Je le rassure, que non, il ne me fait pas perdre mon temps, bien au contraire. Qu’il a fait un grand pas en ayant le courage de me parler de tout ça. Qu’il a besoin d’aide et qu’on va se revoir, très bientôt, mais qu’en plus du traitement pour la prostate, on va compléter un peu l’ordonnance. Pour que la corde reste à sa place.

Il finit par me sourire. Il me remercie, me serre longuement la main en quittant le cabinet.
La consultation a duré 50 minutes. Heureusement, c’était la dernière.

Je me pose dans mon fauteuil. Je pense à ce patient, arrivant fièrement avec son diagnostic purement somatique, « rassurant », de ce qui aurait pu se passer si je n’avais pas gratté un peu le vernis, si j’avais été pressé ce jour-là, fatigué, inattentif. Je pense à ceux qui sont passés sans que je ne sente l’anguille sous roche.

Il venait pour une hypertrophie bénigne de prostate, je lui ai peut-être sauvé la vie.
Quant aux autres…

22 Réponses à “L’anguille et la corde”

  1. @DrLaeti 25 octobre 2014 à 23:43 #

    A la fin de la journée, oui, on se dit ça… Et si? Et si?
    Moi, je gratte souvent le vernis. Trop, je crois. Certains, d’ailleurs, se sentent mis à nu. Je ne fais pas exprès. Je le fais sans curiosité mal placée, ni volonté de mettre mal à l’aise (ou pire! de montrer sa puissance, ce qui serait carrément moche). Mais le fait est que je ne peux pas m’empêcher de gratter un peu. Tout le temps. Pour tout. Je pose toujours une petite question subsidiaire, j’appuie sur un bouton. Et ça déroule, ça déferle de confessions auxquelles je ne m’attendais pas…
    Ben franchement, c’est fatigant. Vraiment. C’est satisfaisant, a posteriori, mais c’est très fatigant émotionnellement.
    J’ai bien essayé, parfois, de me retenir. C’est pire! Parce que s’empêcher volontairement de gratter un vernis que tu SAIS irrégulier, ça te donne une sensation de culpabilité encore plus désagréable. Comme si t’avais fait exprès de ne pas ouvrir une porte dont t’as une clef. Comme si t’avais fermé volontairement les yeux.
    Bref, tout ça pour dire que je ne sais pas. Faut-il? Ne faut-il pas? Y a-t-il des critères, des signes, des moments où c’est mieux de ou mieux de pas?
    Enfer du doute.
    Quotidien.
    Passion de l’être humain.

    • Kalindéa 26 octobre 2014 à 14:23 #

      tout pareil pour moi…
      mot pour mot…

  2. Babeth 26 octobre 2014 à 1:15 #

    T’imagines même pas à quel point ça me fait plaisir de lire ça!

  3. Chantal Fontable 26 octobre 2014 à 2:53 #

    Merci pour ce Monsieur.

    Être médecin prend tout son sens avec vous.

    Bon stéthoscope à vous.

  4. dame raoul 26 octobre 2014 à 8:54 #

    C’est chouette d’avoir de bonnes nouvelles de temps en temps ! En tant que patiente, j’aimerais bien que mon médecin gratte le vernis de temps en temps… ça n’arrive pas si souvent que ça. Se sentir considéré parfois ça peut tout changer. Bon dimanche ;-)

  5. cracou 26 octobre 2014 à 10:22 #

    comme c’est lourd, égayons l’atmosphère

    la corde, c’est pour lui ou pour elle? :p

    • docteursachs 27 octobre 2014 à 22:51 #

      Avec un peu de recul, j’aurais pu lui suggérer cette alternative!

  6. Marie 26 octobre 2014 à 10:40 #

    J’aime bien votre histoire mais ce qui me fait un peu peur c’est que vous racontiez cela comme si c’était une aventure extraordinaire. Pardon, mais vous faites votre métier, non, tout simplement ? Et puis 50 mn c’est le temps que mon médecin (à la campagne) passe avec tous ses patients et ça ne désemplit pas car elle est formidable. Comment peut-on connaître la souffrance de quelqu’un, celle dont viendra la maladie sans doute, sans parler plus de 10 mn ensemble, sans essayer de comprendre, sans aller au coeur de l’être ? Je suis sûre que vous faites de votre mieux et je ne vous juge pas négativement mais je suis juste étonnée que cette histoire soit vécue comme un exploit. Bonne continuation et bon courage.

    • Kalindéa 26 octobre 2014 à 14:17 #

      je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, Marie.
      Cette histoire n’est certes pas « un exploit » mais ce n’est pas non plus « faire notre métier tout simplement ».
      Faire notre métier tout simplement cela aurait été de faire le diagnostic (hypertrophie bénigne de la prostate) et de prescrire le traitement adéquat.
      Le reste, non, ce n’est pas ce qui se passe forcément habituellement au cours d’une consultation de médecine générale.
      Je suis ravie pour vous que votre médecin passe 50 minutes avec chacun de ses patients, mais c’est loin d’être quelque chose d’habituel. J’aimerais vraiment connaitre son secret…

      • JM 26 octobre 2014 à 17:30 #

        > J’aimerais vraiment connaitre son secret…

        J’en connais un comme ça. Son secret: 100 euros la consultation.

        • Marie 26 octobre 2014 à 19:00 #

          Même pas… Consultation au prix normal. :)

    • docteursachs 27 octobre 2014 à 22:54 #

      50 minutes, c’est un luxe que je ne peux me permettre pour tous les patients, et heureusement, beaucoup d’entre eux n’en ont pas besoin d’autant.
      Je ne considère pas cette histoire comme un exploit, mais comme une illustration d’un concept qu’on essaye d’inculquer aux étudiants, sur les motifs cachés de consultation. Un symptôme peut en cacher un autre.

  7. Docteur Gécé 26 octobre 2014 à 11:27 #

    Je me demande toujours si c’est nous qui sommes plus enclins à gratter lors de la dernière consultation, si ce sont les patients qui sentent que nous n’avons personne et qui se sentent plus libres, ou si nous en laissons passer d’autres pendant la journée. Pas ceux qui vont évidemment mal mais les autres, ceux qui font si belle figure…
    Pour répondre à Marie, évidemment que c’est « normal » de faire une telle consultation. Ce qui l’est moins, c’est d’avoir les « moyens » de la faire. Quand l’hôpital nous attend, que l’EHPAD nous presse, que la salle d’attente dégueule, que les certifàlacon s’accumulent et nous obligent à faire toujours plus vite…

    • Marie 26 octobre 2014 à 14:42 #

      Oui, oui, Docteur Gécé, bien sûr, vous avez raison, c’est tout le reste qui ne devrait sans doute pas exister ou pas comme ça. Tout le reste qui fait que le médecin n’a pas le temps matériel d’être un praticien qui va scruter la cause avant de soigner son effet, donc qui va devoir y passer un sans doute long moment qu’il ne peut s’accorder.
      En avoir les moyens, je ne sais pas répondre à ça, peut-être que c’est un choix qu’elle a fait. En tout cas, ils sont deux dans le cabinet et autour de moi j’entends : « Même s’il faut attendre quand on a rendez-vous avec elle, il n’y a pas photo : elle écoute, elle questionne, elle conseille, elle est humaine, elle ne donne pas forcément de médicaments… » Bref, elle fait l’unanimité. En fait, elle est comme les anciens docteurs de campagne. A l’évidence, vers chez nous, on est encore attachés à un « service » de cette qualité.
      Et enfin, encore une fois, je ne jette pas la pierre, je ne me le permettrais pas et je vous jalouse beaucoup de faire un si beau métier, de sauver des vies, d’en réparer d’autres et de continuer à vous interroger.

      • Fluorette 5 novembre 2014 à 10:39 #

        Financièrement je ne sais pas comment votre médecin fait. Et j’avoue que je suis choquée par le mot service, même si vous y avez mis des guillements, et par « les anciens médecins de campagne ». Car l’idée derrière est le « corvéable à merci », et avec des horaires sans fin, et une vie personnelle de merde en parallèle. Or pour continuer à nous interroger, il faudrait du temps, et où le trouver?
        La qualité des soins va décroitre, c’est inévitable, et nous n’aurons plus le temps de chercher les choses sous les cailloux.

  8. Doudou13314682 27 octobre 2014 à 19:06 #

    et oui pas tous les jours mais souvent l’espace ouvert d’une consultation libre permet beaucoup!pour l’autre mg aux cs longues existe aussi la malédiction de ne pouvoir travailler autrement,une voisine le fait aussi en secteur 3 pas à 100 euros mais quasi non remboursée avec un vrai succès /patientèle et technique

  9. zigmund 27 octobre 2014 à 19:29 #

    ton post est impressionnant /pas tant par le « cas clinique » décrit que par ce qu’il sous entend de la façon d’appréhender un malade. j’y ai vu un écho au problème que j’abordais dans mon dernier post (en fait nous avons écrit en mm temps) et me suis permis d’évoquer ton billet en post scriptum et de le mettre en lien .merci

    • docteursachs 27 octobre 2014 à 22:46 #

      Mais je t’en prie, cher ami! Cela m’a permis aussi de redécouvrir ton blog que je n’avais pas visité depuis longtemps.
      Hasta luego!

  10. Lara_Croft 28 octobre 2014 à 20:43 #

    Ce n’est pas un exploit, et oui c’est notre métier, mais moi ce qui me fait un peu peur c’est toutes les fois où je suis passée, où je passerais à côté de l’anguille.

    Je n’hésite pas à prendre les 50 minutes quand il y a besoin. Mais toutes les fois où je me satisfais tout simplement que le motif et la solution soient simples, et que tout le monde soit content ? Toutes les fois où je ne pense pas, où je ne préfère pas penser, que ça puisse être plus compliqué ? Toutes les fois où je suis fatiguée, ou la tête ailleurs ?

    Pour une anguille trouvée, y’en a combien qui restent tapies sous la roche ? :-/

  11. pibi 3 novembre 2014 à 22:56 #

    Bonsoir,
    Je crois que nous avons tous eu ce genre de surprise en consultation, d’un objet initial trés somatique et qu’un tout autre continent se dévoile.
    50 mm de consultation à 23 euros, c’est possible de temps en temps avec le paiement à l’acte, avec le tiers payant généralisé à venir, l’inflation prévisible des consultations et la déconsidération de ce qui paraîtra gratuit à la plus part des gens, l’évolution statutaire annoncé du médecin,l’encadrement institutionnelle de la pratique médicale, mon sentiment c’est qu’avec tout ça, le lien avec les patients va vraiment évoluer dans le mauvais sens, à terme la médecine de proximité et individualisée va disparaître.
    Cordialement

  12. Linad 7 novembre 2014 à 22:53 #

    J’ai été ébranlée par ce billet, car il reflète le genre de consultation que je vis presque une fois par jour (donc non Marie, ce n’est pas un exploit pour les médecins qui savent gratter le vernis, mais cela n’est jamais arrivé à un praticien qui voit 5 patients par heure, 8 à 10 heures par jour, soit 40 à 50 patients par jour, et j’en connais beaucoup !!). Je suis comme @DrLaeti : je trouve toujours le petit mot, la petite phrase qui va faire dérouler toute une histoire, un pan de vie dont la personne n’avait pas conscience en entrant, mais qui, pour moi, est le véritable motif de consultation, ce qui perturbe son bon fonctionnement interne. Mais j’avoue être épuisée en fin de journée. Car cela demande une attention permanente, tant au discours verbal que non verbal de chaque patient. Et ensuite, quand l’histoire sort, que le patient la raconte avec son vécu émotionnel, c’est moi qui la reçoit … Et je dois apprendre à être empathique sans me laisser envahir par ses émotions. J’essaye de rentrer à la maison, sans ramener avec moi toutes ses histoires, ses vécus difficiles. J’essaye de redevenir moi-même, afin d’avoir une vie personnelle et de famille de qualité, mais aussi pour me recharger en énergie afin d’avoir la force, le lendemain, de pouvoir à nouveau accueillir mes patients avec tout le dynamisme, l’écoute et l’énergie positive dont ils ont besoin.
    Merci d’avoir partagé cette expérience avec nous.
    Contente d’avoir découvert ce blog qui me permet de me rendre compte que je ne suis pas la seule médecin extraterrestre en France ! (jamais rencontré de confrère-consoeur idem près de chez moi … :-( )
    PS : je suis mois aussi de la même promo bac que toi !!


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